IV
Plongés dans leurs pensées, les trois hommes sortirent de la ville et descendirent vers les Cavernes des Dragons. Le Cor du Destin était suspendu au cou d’Elric à une nouvelle chaîne d’argent. Il était vêtu de cuir noir, et tête nue. Seul un cercle d’or retenait ses cheveux. Il portait Stormbringer au côté et le Bouclier du Chaos sur le dos. Il précéda ses compagnons dans les grottes et s’arrêta devant la forme inerte de Crocs-de-Flammes, le chef de file des dragons.
Il saisit le cor et emplit ses poumons d’air. Il lui semblait qu’ils n’auraient jamais une capacité suffisante. Puis il prit appui sur ses jambes écartées, regarda ses compagnons qui suivaient tous ses gestes avec espoir, et sonna.
La note profonde et sonore se répercuta de caverne en caverne, et Elric sentit sa vitalité l’abandonner. Il devint bientôt si faible que ses genoux cédèrent sous lui et, soufflant de plus en plus faiblement, les membres tremblants, la vue affaiblie, il tomba face contre terre, et le cor s’en alla rouler avec fracas sur le sol de pierre.
Tristelune se précipita vers lui mais s’arrêta avec un sursaut de surprise en voyant le chef des dragons bouger, et le fixer d’un œil immense et immobile, froid comme les glaces du pôle.
Dyvim Slorm exultait :
— Crocs-de-Flammes ! Frère Crocs-de-Flammes, par les dieux, tu es réveillé !
De toutes parts, les dragons se réveillaient maintenant, dépliant leurs ailes, allongeant leur long cou, hérissant leur crête de corne.
Tristelune se sentait tout petit à côté des immenses bêtes, et se demandait avec appréhension comment elles réagiraient à la présence d’un homme qui n’était pas un Maître des Dragons. Puis il se souvint de l’albinos et s’agenouilla à côté de lui.
— Elric ! vous êtes vivant ?
Elric gémit et tenta de se retourner. Tristelune l’aida à s’asseoir.
— Je suis faible, Tristelune, si faible que je ne peux même pas me lever. Le cor m’a pris toute mon énergie.
— Prenez votre épée, elle vous donnera ce dont vous avez besoin.
Elric secoua la tête.
— Je vais suivre ton conseil, mais je doute qu’il soit bon cette fois. Le héros que j’ai tué ne devait pas avoir d’âme, ou alors elle était bien protégée, car je ne lui ai rien pris.
Sa main tâtonnante trouva la garde de Stormbringer, et il la dégaina au prix d’un immense effort. Un faible flux de vitalité le pénétra. Il se leva et avança en chancelant vers Crocs-de-Flammes. Le monstre le reconnut et gonfla ses ailes en signe de bienvenue, même son regard glacial se réchauffa quelque peu. Elric voulut aller lui caresser le cou, mais si faible était l’énergie qu’il avait puisée dans son épée qu’il dut mettre un genou à terre, et ne se releva que péniblement.
Jadis, il y avait des esclaves pour harnacher les dragons, mais maintenant il leur faudrait à eux trois s’occuper des quatre-vingt-dix-huit bêtes, et encore Elric savait-il qu’il ne pourrait guère les aider.
Dyvim Slorm vint vers lui.
— Restez là, cousin, reposez-vous. Aurez-vous ensuite la force de nous conduire ?
Elric soupira :
— Je le pense, mais il ne me restera rien pour la bataille qui suivra. Il faut que je trouve un moyen de regagner ma vitalité.
— Et les herbes que vous utilisiez jadis ?
— Celles qui me restent ont perdu leurs propriétés, et on ne peut en trouver de fraîches dans ce monde bouleversé par le Chaos.
L’air sombre et soucieux, Dyvim Slorm se détourna et alla s’occuper des bêtes.
Les dragons devaient avoir compris que Tristelune était un ami de leurs maîtres, car ils ne bronchèrent pas lorsqu’il s’approcha prudemment pour fixer sur leur dos les hautes selles de bois rehaussées d’argent et les longues hampes autour desquelles étaient enroulées les oriflammes des familles nobles de Melniboné, maintenant toutes éteintes.
Il leur fallut plusieurs heures pour venir à bout de cette tâche, et Elric les vit revenir dans l’ombre mouvante. Il posa la tasse emplie d’un liquide que son cousin lui avait apportée pour tenter de le revitaliser et, s’appuyant contre la paroi rocheuse, se leva.
— Apportez des courroies, ordonna-t-il en avançant d’un pas incertain vers Crocs-de-Flammes, qui frémissait d’impatience.
— Des courroies ? demanda Dyvim Slorm, surpris.
— Oui. Si je ne suis pas attaché sur ma selle, je risque fort de tomber avant que nous ayons parcouru un mille.
Il grimpa donc sur la haute selle et, s’agrippant à la hampe à laquelle flottait son oriflamme bleu, vert et argent, attendit, fier et droit, qu’ils reviennent avec de fortes lanières de cuir à l’aide desquelles ils l’attachèrent solidement. Alors, se forçant à sourire, il agita les rênes.
— En avant, Crocs-de-Flammes, montre le chemin à tes frères et sœurs.
La tête basse et les ailes repliées, le dragon se traîna lentement vers la sortie.
Dyvim Slorm et Tristelune, le visage soucieux, suivaient sur deux dragons presque aussi grands que le chef de file ; ensuite venait le troupeau docile des autres reptiles.
Enfin, ils arrivèrent devant l’entrée des Cavernes, face à la mer déchaînée. Le soleil n’avait toujours pas bougé, et il semblait palpiter au rythme des vagues. De sa pique, Elric éperonna Crocs-de-Flammes, et cria d’une voix sifflante :
— Monte, Crocs-de-Flammes ! Monte, pour Melniboné et pour la vengeance !
Comme s’il sentait l’étrange changement qu’avait subi ce monde, Crocs-de-Flammes hésita un instant, agitant la tête en tous sens et poussant de petits grognements, avant de s’élancer. Ses ailes d’une envergure fantastique battirent l’air avec une lente grâce qui suffit néanmoins pour le faire avancer à une vitesse inouïe.
Et il monta, monta dans l’air chaud et turbulent, monta vers le soleil gonflé et rouge, monta et vola vers l’est et les camps de l’enfer. Et à sa suite venaient d’abord ses frères, portant Tristelune et Dyvim Slorm, qui tenait lui aussi un cor, celui dont il se servait pour diriger les bêtes ailées.
Puis suivaient les quatre-vingt-quinze autres dragons mâles et femelles, nuage cachant le ciel d’un bleu profond, écailles frémissantes de verts, de rouges et d’ors brillants, ailes battant de concert avec un grondement pareil à celui de mille tambours, volant au-dessus des eaux impures, gueule ouverte et avec des yeux froids, froids comme la glace.
De ses yeux voilés, Elric voyait au-dessus de lui des couleurs d’une intense richesse, sombres toujours et changeant constamment d’un extrême du spectre à l’autre. Ce n’était pas de l’eau qu’ils survolaient, mais un fluide composé d’éléments naturels, réels et abstraits. La douleur, le désir, le chagrin et le rire étaient des fragments tangibles de cette marée agitée, qui contenait aussi des passions, des frustrations, ainsi qu’une matière faite de chair vivante qui venait parfois bouillonner à la surface.
Faible comme il l’était, Elric eut la nausée à la vue de ce fluide, et tourna ses yeux rouges vers le ciel.
Bientôt ils survolèrent la péninsule de Vilmir, qui fut jadis le plus puissant pays du continent oriental. Mais Vilmir était méconnaissable, et son aspect à peine terrestre. D’immenses colonnes de brume noirâtre s’élevaient de toutes parts et ils durent guider leurs bêtes entre elles ; de la lave bouillonnante coulait sur le sol et des formes répugnantes se mouvaient sur terre et dans les airs : animaux monstrueux et parfois aussi un groupe de cavaliers fantomatiques montés sur des squelettes de chevaux, qui levaient les yeux en entendant battre les ailes des dragons, qui s’enfuyaient à bride abattue vers leurs camps.
D’hommes, il ne restait que ces trois-là, montés sur leurs dragons.
Elric savait que Jagreen Lern et ses alliés avaient depuis longtemps renié leur humanité et ne pouvaient plus être comptés dans les rangs de l’espèce que leurs hordes avaient chassée de la face de la Terre. Seuls les chefs avaient gardé forme humaine, mais leurs âmes étaient perverties, autant que l’étaient les corps de leurs sujets transmutés en des formes infernales sous l’influence du Chaos.
Le Chaos avait étendu sa toute-puissance sur le monde, mais dans le cœur de ce monde s’enfonçaient de plus en plus loin les dragons menés par Elric, qui vacillait sur sa selle et que seules les lanières empêchaient de tomber.
Du sol, il leur semblait que montait vers eux le cri déchirant de la nature torturée et contrainte de revêtir des formes qui n’étaient pas de ce monde.
Et toujours ils volaient, volaient vers ce qui fut la ville de Karlaak, près du Désert des Larmes, où s’était installé le Camp du Chaos.
Soudain, ils entendirent de terribles croassements et virent des formes noires fondre sur eux.
Elric n’avait même plus la force de crier et il se contenta de flatter doucement le cou de Crocs-de-Flammes pour lui faire éviter le danger. Tristelune et Dyvim Slorm suivirent son exemple, et ce dernier sonna du cor, ordonnant aux dragons de ne pas engager le combat, mais quelques-uns parmi les derniers furent contraints de faire face aux noirs fantômes qui les attaquaient.
Elric se retourna et les vit silhouettés contre le ciel, avec leurs gueules de baleines hérissées de dents acérées, engagés dans un combat féroce contre les dragons qui crachaient leur venin enflammé et les déchiraient de leurs dents et de leurs griffes, battant des ailes pour conserver de l’altitude, puis une nappe de brouillard vert foncé les cacha à son regard, et il ne put savoir quel fut le sort des quelque douze dragons restés en arrière.
Elric fit signe à Crocs-de-Flammes de survoler de près une bande de cavaliers traversant le paysage tourmenté, menée par un chef brandissant l’étendard à huit flèches du Chaos.
Ils descendirent et les dragons lâchèrent leur venin. Elric et ses compagnons eurent la satisfaction de voir les cavaliers et leurs montures brûler et hurler jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’eux que des cendres vite absorbées par le sol mouvant.
Çà et là apparaissaient maintenant des châteaux gigantesques, érigés de toute évidence par des moyens magiques, sans doute en récompense des services rendus par quelque traître. Ils les laissèrent derrière eux, brûlant avec une lourde fumée noire qui allait se mêler aux sombres lambeaux de brume.
Enfin, Elric aperçut le camp du Chaos, une vraie ville, récemment construite à la façon des châteaux, surmontée du signe resplendissant du Chaos, qui semblait suspendu dans le ciel.
Elric ne ressentit aucun enthousiasme, rien que du désespoir de ne pas avoir la force de provoquer son ennemi Jagreen Lern. Que faire ? Comment trouver des forces car, même s’il ne prenait pas part aux combats, il lui fallait suffisamment de vitalité pour sonner du cor une deuxième fois, afin d’appeler les Seigneurs Blancs.
La ville était étrangement silencieuse, comme si elle attendait quelque chose. Cela paraissait de mauvais augure, et Elric arrêta son dragon avant qu’il s’engage dans le périmètre de la ville, et lui en fit faire le tour. Ses compagnons et le reste des dragons s’engagèrent à sa suite, et Dyvim Slorm lui cria :
— Que faisons-nous maintenant, Elric ? Je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait déjà une ville ici !
— Moi non plus. Mais regardez… (Il leva avec grand-peine une main tremblante.) Voilà l’étendard au Triton, celui de Jagreen Lern… et là… et là… ceux d’une vingtaine de Ducs de l’Enfer ! Mais pas un seul autre étendard humain !
— Ces châteaux que nous avons brûlés… cria Tristelune. On dirait que Jagreen Lern a déjà partagé les pays ravagés entre ses mercenaires. Combien de temps s’est-il écoulé en réalité, pour qu’il ait eu le temps de faire tout cela ?
— Tu dis vrai, rétorqua Elric en fixant le soleil immobile.
Pris d’une soudaine faiblesse, il s’affala sur sa selle mais se redressa immédiatement le souffle rauque. Le Bouclier du Chaos pesait d’un poids énorme à son bras, mais il continuait à s’en protéger.
Puis, agissant sur le coup d’une impulsion soudaine, il éperonna Crocs-de-Flammes et le dirigea droit vers le château de Jagreen Lern.
Il vint se poser sans encombre sur une des tourelles du château. Le silence était total ; rien ne bougeait. Les lanières l’empêchaient de mettre pied à terre, mais il en voyait assez pour avoir la certitude que la ville était déserte. Où étaient les hordes infernales ? Où était Jagreen Lern ?
Dyvim Slorm et Tristelune vinrent le rejoindre, les autres dragons les attendirent en décrivant des cercles dans le ciel. Leurs griffes grattèrent la pierre noire et humide des remparts, leurs ailes se replièrent et les deux dragons s’immobilisèrent, hérissant leurs écailles d’impatience car, une fois réveillés, ils préféraient l’air à la terre ferme.
Dyvim Slorm ne resta que le temps de dire :
— Je vais jeter un coup d’œil sur la ville, et son dragon s’éleva de nouveau, volant au niveau des tours.
Puis ils l’entendirent pousser un cri et il disparut de leur vue.
Un hurlement bref s’éleva alors, sans qu’ils pussent en voir l’origine, et après un moment, Dyvim Slorm reparut, en travers de sa selle, quelque chose gigotait.
Son dragon atterrit. La chose qu’il avait capturée ressemblait à un être humain affreusement difforme, avec une énorme lèvre inférieure, un front très bas et pas de menton ; sa bouche était hérissée de grosses dents irrégulières, et ses bras couverts d’un épais duvet laineux.
— Où sont tes maîtres ? lui demanda Dyvim Slorm.
L’être devait ignorer la peur, car il ricana.
— Ils avaient prédit votre arrivée et, comme la ville qu’ils ont créée à cinq milles risquait de gêner les mouvements de leurs armées, ils les ont assemblées sur un plateau au nord-est. (Il tourna ses yeux globuleux vers Elric.) Jagreen Lern vous salue, et vous fait dire qu’il avait prévu votre stupide chute.
Elric se contenta de hausser les épaules.
Dyvim Slorm sortit son épée runique et abattit la vile créature. Il frissonna de tout son corps en recevant la substance vitale de l’être. Puis il poussa un juron et regarda Elric avec un douloureux souci.
— Oh ! Elric, j’ai agi avec trop de hâte… j’aurais dû vous le laisser.
Elric se contenta de dire d’une voix brisée :
— Vite ! Au champ de bataille !
Ils s’élevèrent pour rejoindre le vol tumultueux des dragons, et les entraînèrent vers le nord-est.
Ils furent stupéfaits à la vue des hordes que Jagreen Lern avait assemblées, tous les démons et tous les guerriers de la Terre semblaient s’être réunis sous la bannière du Théocrate.
Ils couvraient la plaine ondulée comme une vilaine gangrène, et tout autour d’eux s’amoncelaient de noires nuées traversées d’éclairs surnaturels, fleurs de feu accompagnées de grondements terrifiants.
Les dragons s’enfoncèrent dans ce tumulte démoniaque, et leurs maîtres reconnurent à son étendard la division commandée par Jagreen Lern. D’autres portaient les bannières de Malohin, de Zhortra, de Xiombarg et d’autres Ducs de l’Enfer. Elric reconnut à leur taille immense les trois plus puissants Seigneurs du Chaos ; Chardos le Moissonneur avec sa faux recourbée, Mabelode le Sans-Visage dont la tête était plongée dans une ombre éternelle, et Slortar l’Ancien, svelte et beau, que l’on disait être le plus vieux de tous les dieux. Mille puissants sorciers auraient été bien en peine de se défendre contre une pareille assemblée, et c’était pure folie que de songer à l’attaquer.
Elric ne se soucia guère de ces considérations, car il s’était engagé dans une voie et devait la suivre jusqu’au bout, même si, dans son état actuel, cela devait causer sa propre destruction.
Et les dragons fondirent vers le sol, crachant leur venin incendiaire dans les rangs du Chaos.
Normalement, aucune armée n’aurait pu résister à une telle attaque mais, grâce à sa protection magique, le Chaos put rendre inoffensive une grande partie du terrible venin, qui se dispersait comme s’il avait frappé un bouclier invisible et coulait au sol sans causer de dégâts. Parfois pourtant, il touchait au but, et des centaines de guerriers furent engloutis par les flammes et périrent carbonisés.
Et de nouveau les dragons s’élevaient, et de nouveau ils plongeaient sur l’ennemi ! Elric se tenait à peine en selle, et à chaque attaque successive il se rendait moins bien compte de ce qui se passait.
Sa vue affaiblie ne parvenait plus à percer la fumée puante qui s’élevait du champ de bataille.
Des hordes infernales s’élevaient avec une apparente lenteur les lances du Chaos, pareilles à des éclairs couleur d’ambre. Les dragons touchés poussaient de terribles mugissements et tombaient morts sur le sol.
Le grand dragon mâle d’Elric se rapprocha de plus en plus du centre de la mêlée et finit par survoler la division commandée par le Théocrate en personne. Il entrevit vaguement Jagreen Lern, à califourchon sur un répugnant cheval à la peau nue et sans un poil. Agité d’un rire convulsif, il agita son épée et Elric entendit sa voix monter vers lui :
— Adieu, Elric ! C’est notre dernière rencontre, car c’est aujourd’hui que tu rejoindras les limbes !
Elric tourna Crocs-de-Flammes dans sa direction, lui murmurant à l’oreille :
— Celui-là, frère dragon… celui-là !
Avec un rugissement de joie, Crocs-de-Flammes cracha son venin sur le Théocrate. À cette distance, il aurait dû être réduit en cendres, mais le venin fut rejeté juste avant de le toucher ; seules quelques gouttes atteignirent des membres de la suite du Théocrate, dont les vêtements prirent feu.
Jagreen Lern n’avait toujours pas cessé de rire, et une lance couleur d’ambre apparut dans sa main, puis s’éleva vers Elric qui parvint à lever le Bouclier du Chaos juste à temps pour la dévier.
Le choc fut tellement fort qu’Elric fut rejeté en arrière dans sa selle et qu’une des courroies céda, il tomba sur la gauche et ne fut sauvé que par l’autre courroie qui le retenait toujours.
L’albinos se blottit derrière le bouclier que vint frapper une grêle d’armes surnaturelles. Crocs-de-Flammes était lui aussi protégé par le puissant bouclier, mais, bien qu’il fût du Chaos, pourrait-il résister longtemps à une telle attaque ?
Il lui semblait qu’il était resté tapi à l’abri du bouclier pendant un temps infini lorsque, battant de l’air avec un bruit de fouet, Crocs-de-Flammes s’éleva rapidement au-dessus de la horde.
Mais Elric se mourait.
Minute après minutes, sa vitalité l’abandonnait, et il se sentait comme un vieillard dont le temps s’est écoulé.
— Je ne peux pas mourir, murmura-t-il. Il ne le faut pas. N’y a-t-il donc aucune issue à ce dilemme ?
Crocs-de-Flammes dut l’entendre, car il redescendit vers le sol, grattant de son ventre écailleux les lances levées des guerriers. Puis, il se posa sur le sol instable et attendit, les ailes repliées, tandis qu’un groupe de guerriers arrivait au galop.
— Oh ! murmura Elric, qu’as-tu fait, Crocs-de-Flammes ? Ne puis-je même plus me fier à toi ? Tu m’as livré à l’ennemi !
Dans un ultime effort, il tira son épée alors que la première lance frappait son bouclier. Les cavaliers approchèrent en souriant, car ils sentaient la faiblesse d’Elric. Faiblement, il frappa l’un d’eux, mais Stormbringer dirigea le coup et perça le bras du guerrier, qui ne put se détacher de la lame buvant avidement sa substance vitale.
Elric ressentit immédiatement un léger regain de vigueur, et comprit qu’à eux deux, le dragon et l’épée essayaient de l’aider à retrouver sa vitalité. Pourtant, la lame en conservait la majeure partie pour elle-même, et Elric en comprit bientôt la raison, car elle continuait à diriger son bras.
Plusieurs autres guerriers trouvèrent la mort de cette façon et, souriant, Elric sentit sa vitalité se répandre dans ses veines. Sa vue redevint claire, ses réactions normales, et il retrouva tout son courage. Il reprit l’initiative et porta l’attaque contre le reste de la division. Le dragon avançait sur le sol à une vitesse étonnante pour sa masse. Les guerriers s’éparpillèrent pour aller rejoindre le gros des troupes, mais Elric ne se donna pas la peine de les poursuivre ; il avait les âmes d’une douzaine d’entre eux, et cela lui suffisait.
— Et maintenant, vole, Crocs-de-Flammes ! Vole vers des ennemis plus puissants !
Elric atterrit de nouveau au milieu de la division de Xiombarg. Cette fois, il mit pied à terre et, riche d’une énergie surnaturelle, faucha les rangs des guerriers démoniaques, invulnérables à tout sauf peut-être à une attaque directe du Chaos. Sa vitalité croissante était accompagnée d’une sorte de folie meurtrière. Il se fraya un chemin dans les rangs serrés des guerriers, jusqu’au moment où il aperçut Xiombarg, sous la forme d’une svelte femme aux cheveux noirs, Elric savait que cette apparence, que Xiombarg prenait pour se manifester sur Terre, ne reflétait nullement sa force réelle, mais il avança sans peur aucune jusqu’au Duc de l’Enfer fièrement assis sur sa monture au corps de taureau et à la tête de lion.
La douce voix féminine de Xiombarg s’éleva :
— Tu as déjà défié bien des Ducs de l’Enfer, mortel, et en as banni d’autres de cette Terre. Certains, paraît-il, te nomment le Tueur de Dieux. Peux-tu me tuer ?
— Vous savez bien qu’aucun mortel ne peut tuer un Seigneur d’En Haut, qu’il soit de la Loi ou du Chaos, mais, si son pouvoir y suffit, il peut détruire leur apparence terrestre et les renvoyer à jamais dans leur plan !
— Et peux-tu me faire cela ?
— Faisons-en l’expérience ! hurla Elric en se jetant sur le Seigneur des Ténèbres.
Xiombarg était armé d’une hache au long manche d’où émanait une lumière bleu nuit. Son étalon se cabra, et il l’abattit sur la tête nue d’Elric. L’albinos leva son bouclier ; lorsque la hache le frappa, une pluie d’étincelles jaillit et un hurlement métallique s’éleva. Puis Elric perça la garde de Xiombarg et frappa une de ses jambes féminines, mais une lumière descendit de sa hanche et vint la protéger, arrêtant net Stormbringer et ébranla douloureusement le bras d’Elric. De nouveau, la hache frappa le bouclier, et de nouveau Elric tenta de percer la surnaturelle cuirasse de lumière de son ennemi. Et, pendant tout ce temps, retentissait le rire de Xiombarg, doucement modulé mais aussi horrible que celui d’une vieille sorcière.
Elric recula un instant pour rassembler ses forces, et s’écria :
— Votre risible travesti de la forme et de la beauté humaines commence à faiblir, mon bon seigneur !
En effet, le visage de la jeune femme se déformait étrangement tandis que, déconcerté par la force d’Elric, le Duc de l’Enfer chargeait.
Elric fit un saut de côté et le frappa à nouveau. Cette fois, Stormbringer palpita dans sa main en perçant la protection de Xiombarg. Le Seigneur des Ténèbres gémit et rétorqua par un coup de hache qu’Elric ne para que de justesse.
Puis Xiombarg fit faire volte-face à sa monture et s’élança vers Elric, faisant tournoyer sa hache au-dessus de lui et la jetant au dernier moment sur la tête de l’albinos.
Elric se baissa vivement et leva son bouclier ; la hache l’effleura, en faisant sauter un éclat, puis tomba à terre. Il courut après Xiombarg qui lui faisait déjà face et brandissait une nouvelle arme surgie du néant, une immense épée à deux tranchants, à la lame trois fois plus large que la plus forte épée terrestre. Elle paraissait incongrue dans ces frêles mains de jeune femme, et devait être, à en juger par sa taille, d’une puissance redoutable. Prudemment, Elric recula et vit qu’une des jambes féminines de Xiombarg avait été remplacée par une espèce d’énorme mandibule d’insecte. Si seulement il parvenait à détruire le reste de son déguisement, il aurait réussi à le chasser de cette Terre.
Le rire de Xiombarg avait perdu sa douceur et témoignait de son déséquilibre, la tête de lion de sa monture rugit à l’unisson de sa voix tandis qu’il fondait sur Elric, levant la monstrueuse épée et l’abattant sur le Bouclier du Chaos. Elric tomba sur le dos, il eut l’impression que le sol grouillait sous lui, et vit approcher les sabots menaçants du taureau à tête de lion ; il se tapit sous son bouclier, ne laissant dépasser que le bras tenant l’épée. Lorsque la bête écumante de rage arriva sur lui, il la frappa au ventre. Stormbringer buta d’abord sur un obstacle invisible, puis parvint à le percer et transmit à Elric l’effrayante et folle vitalité de l’animal ; bien différente de celle d’un protagoniste intelligent. Il se laissa rouler sur le sol et se releva d’un bond juste au moment où le fantastique animal s’écroulait, jetant à terre la forme encore presque terrestre de Xiombarg.
Le Seigneur des Ténèbres se releva instantanément, curieusement déséquilibré parce qu’une seule de ses jambes était humaine. Il boitilla agilement vers Elric, abattant sa lame d’un mouvement latéral destiné à le couper en deux, mais l’albinos, plein de l’énergie sauvage du taureau-lion, bloqua aisément le coup avec son épée. Les deux lames se croisèrent, mais aucune ne céda. Stormbringer, peu habituée à pareille résistance, gronda de colère. Elric parvint à engager son bouclier sous la gigantesque épée et à la relever un instant, un bref instant, qui lui suffit à plonger profondément Stormbringer dans la poitrine de son adversaire.
Xiombarg gémit tandis que sa forme terrestre se dissolvait, et qu’Elric absorbait son énergie, qui n’était d’ailleurs qu’une faible fraction de la vitalité du Seigneur des Ténèbres, celle qu’il utilisait pour se manifester sur le plan terrestre. Si Elric avait pu prendre l’intégralité de l’âme de Xiombarg, son corps incapable de la retenir aurait certainement éclaté. Le peu qu’il en avait pris était à ce point plus puissant qu’une âme humaine qu’il l’emplissait d’une énergie à proprement parler surhumaine.
Xiombarg changea, et finit par devenir un petit filet coloré qui dériva un moment dans le vent puis disparut complètement.
Levant les yeux vers le ciel, Elric fut épouvanté de voir que seuls de rares dragons survivaient ; devant ses yeux, l’un d’eux tomba en tournoyant, freiné par ses ailes encore déployées, et Elric vit qu’il portait un cavalier, mais il ne put distinguer ses traits.
Il courut vers le point de chute… entendit un terrible craquement, suivi d’un effrayant sanglot, d’un cri aigu, puis plus rien.
Irrésistible, il se fraya un chemin à travers les guerriers du Chaos et parvint enfin jusqu’au dragon écrasé. À ses côtés, reposait un corps disloqué, mais il n’y avait pas trace de sa lame runique. Mournblade avait disparu.
Dyvim Slorm, dernier de ses parents, était mort.
Mais ce n’était pas le moment de le pleurer. Elric et Tristelune ne pouvaient pas, avec la vingtaine de dragons survivants, espérer vaincre les forces de Jagreen Lern, qui avaient à peine été entamées par leur attaque.
Debout près du corps de son cousin, il porta le cor à ses lèvres, prit une profonde inspiration et souffla. La note claire et mélancolique retentit sur tout le champ de bataille et se répandit dans toutes les directions, par toutes les dimensions du cosmos, par l’infini des plans de l’existence, jusqu’aux confins de l’univers, au-delà du temps lui-même et jusqu’à l’éternité.
Le son mit longtemps à mourir ; puis l’univers entier sembla retenir son souffle, attendant dans un silence absolu.
Et les Seigneurs Blancs arrivèrent.